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L’enquête du maire
Maigret était debout au milieu de la route, les deux mains dans les poches, le front soucieux.
— Vous êtes inquiet ? s’enquit Lucas, qui connaissait son chef.
Il devait l’être aussi, car il regardait d’un œil maussade la villa qui se dressait devant eux.
— C’est dedans qu’il faudrait être, grommela le commissaire, en inspectant les fenêtres les unes après les autres.
Mais elles étaient toutes fermées. Il n’y avait aucun moyen de pénétrer dans la maison. Maigret s’approcha de la porte, sans bruit, pencha la tête pour écouter. Il fit signe à Lucas de se taire. Et tous deux finirent par avoir l’oreille collée au battant de chêne.
On n’entendait pas une voix, pas une parole n’était prononcée. Par contre, il y avait des piétinements dans le bureau, et des coups sourds, rythmés.
Est-ce que les deux hommes se battaient ? C’était improbable, car les bruits n’eussent pu avoir cette régularité. Deux hommes qui se battent vont et viennent, se bousculent, heurtent les meubles, et les coups sont tantôt espacés, tantôt précipités.
Ici, c’était un pilonnage. Et on devinait même le souffle de celui qui frappait :
— Han ! Han ! Han !
En contrepoint, un râle sourd.
Les yeux de Maigret rencontrèrent ceux du brigadier. Le commissaire tendit la main en regardant la serrure et l’autre comprit, tira un trousseau de rossignols de sa poche.
— Pas de bruit.
On eût dit que le silence s’était fait à l’intérieur. Un silence lourd d’angoisse. Plus de coups. Plus de pas. Peut-être – mais c’était si vague – un souffle rauque d’homme qui est à bout de forces.
Un signe de Lucas. La porte s’ouvrait. De la lumière filtrait, à gauche, du bureau. Maigret haussa les épaules avec un rien de rage. Il outrepassait ses droits. Il les outrepassait même gravement, et ce chez un personnage officiel et grincheux comme le maire de Ouistreham.
— Tant pis !
Du corridor, il entendait nettement une respiration, mais une seule. Et rien ne bougeait. Lucas avait porté la main à son revolver. Maigret ouvrit la porte, d’une poussée.
Il s’arrêta, gêné, désemparé comme il l’avait rarement été. S’était-il attendu à la découverte d’un nouveau drame ?
C’était autre chose ! Et c’était aussi déroutant que possible. M. Grandmaison était là, la lèvre fendue, du sang plein le menton et la robe de chambre, les cheveux défaits, l’air aussi abruti qu’un boxeur qui se relève après un knock-out.
D’ailleurs, tenant à peine debout, il était appuyé dans l’angle de la cheminée, tellement penché en arrière que c’était miracle qu’il ne tombât pas.
À deux pas, Grand-Louis, débraillé, du sang sur les poings qu’il tenait encore serrés – du sang du maire !
C’était la respiration de Grand-Louis qu’on entendait du corridor ! C’était lui qui était essoufflé, sans doute à force d’avoir frappé. Son haleine était chargée de relents d’alcool. Des verres, sur la table, étaient renversés.
La stupeur était telle du côté des policiers, l’abrutissement si complet de l’autre, qu’une longue minute au moins s’écoula sans qu’un mot fût prononcé.
Puis M. Grandmaison épongea sa lèvre et son menton avec un pan de sa robe de chambre, fit un effort pour se tenir droit, bégaya :
— Qu’est-ce que… qu’est-ce que ?
— Vous voudrez bien m’excuser, dit Maigret avec politesse, d’avoir pénétré chez vous… J’ai entendu du bruit.
— La porte n’était pas fermée.
— Ce n’est pas vrai !
Et, pour lancer ces mots, le maire avait recouvré son énergie.
— De toute façon, je me félicite d’être arrivé à temps pour vous protéger et…
Un coup d’œil vers Grand-Louis, qui ne paraissait pas le moins du monde embarrassé et qui même, maintenant, esquissait un drôle de sourire et guettait les faits et gestes du maire.
— Je n’ai pas besoin d’être protégé…
— Pourtant, cet homme vous a attaqué.
Debout devant le miroir, M. Grandmaison mettait un peu d’ordre dans sa toilette, s’énervait en voyant que son sang ne voulait pas s’étancher.
Et c’était à ce moment un mélange extraordinaire, troublant, de force, de faiblesse, d’assurance et de veulerie.
Son œil au beurre noir, ses meurtrissures et ses plaies enlevaient à son visage ce qu’il avait d’un peu poupin. Les yeux avaient des reflets glauques.
Il reprenait son aplomb avec une rapidité inattendue et il finit, adossé à la cheminée, par faire tête aux policiers.
— Je suppose que vous avez forcé ma porte…
— Pardon ! Nous avons voulu nous porter à votre secours.
— C’est faux, puisque vous ignoriez que je courusse un danger quelconque ! Et je n’en courais pas !
Il détacha avec affectation les dernières syllabes.
Le regard de Maigret examina du haut en bas et de bas en haut la silhouette redoutable de Grand-Louis.
— J’espère, néanmoins, que vous me permettez d’emmener ce monsieur…
— Pas du tout !
— Il vous a frappé. Et même d’une façon assez cruelle…
— Nous nous sommes expliqués ! Cela ne regarde que moi !
— J’ai tout lieu de penser que c’est sur lui que vous êtes tombé, ce matin, en descendant un peu vite l’escalier…
Il eût fallu pouvoir photographier le sourire de Grand-Louis. Il était au comble de la jubilation. Tout en reprenant son souffle, il ne perdait rien de ce qui se passait autour de lui. Et cette scène semblait lui faire un plaisir extrême. Il en savourait tout le sel ! Sans doute en connaissait-il, lui, les ressorts cachés ?
— Je vous ai dit tout à l’heure, monsieur Maigret, que j’ai entrepris une enquête de mon côté. Je ne m’occupe pas de la vôtre. Veuillez ne pas vous occuper de la mienne… Et ne vous étonnez pas si je porte plainte pour violation de domicile avec effraction…
Il eût été difficile de dire si c’était plus comique que tragique ! Il voulait être digne ! Il se tenait très droit ! Mais sa lèvre saignait ! Mais son visage n’était qu’une ecchymose ! Mais sa robe de chambre était fripée !
Enfin il y avait Grand-Louis qui avait l’air de l’encourager !
Il y avait surtout la scène précédente, qu’il n’était pas difficile de reconstituer : le forçat qui frappait à bras raccourcis, qui frappait tant et si bien qu’il finissait par n’avoir plus la force de lever le poing.
— Vous voudrez bien m’excuser, monsieur le maire, si je ne m’en vais pas immédiatement. Étant donné que vous êtes le seul à Ouistreham à être relié téléphoniquement la nuit, je me suis permis de me faire adresser ici quelques communications.
Pour toute réponse, M. Grandmaison dit sèchement :
— Fermez la porte !
Car elle était restée ouverte. Il ramassa un des cigares épars sur la cheminée, voulut l’allumer, mais le contact du tabac avec sa lèvre blessée dut être douloureux, car il le rejeta avec fièvre.
— Tu veux me demander Caen, Lucas ?
Il ne cessait d’observer le maire, puis Grand-Louis, puis encore le maire. Et il avait peine à fixer ses pensées.
Par exemple, à première vue, c’était M. Grandmaison qui, des deux hommes, semblait avoir le dessous, être le plus faible, non seulement physiquement mais moralement.
Il avait été battu, surpris dans la position la plus humiliante qui soit !
Eh bien ! non, en quelques minutes, il reprenait conscience de lui-même. Il parvenait à reconquérir une partie de son prestige de grand bourgeois.
Il était presque calme. Il avait le regard hautain.
Grand-Louis avait le rôle facile. Il avait eu le dessus. Il n’était pas blessé, pas même meurtri. Tout à l’heure, son sourire ineffable disait une joie quasi enfantine.
Et c’est maintenant qu’il commençait à avoir l’air ennuyé, à ne savoir que faire, ni où se mettre, ni où regarder.
Alors Maigret se posait la question : « En supposant que l’un d’eux soit un chef, qui est-ce ? »
Il était bien embarrassé de répondre. Grandmaison, à certains moments. Louis, à d’autres.
— Allô ! Police de Caen ? Le commissaire Maigret me prie de vous dire qu’il sera toute la nuit dans la maison du maire… Oui… Téléphonez au numéro 1… Allô !… Vous avez du nouveau ? Déjà Lisieux ?… Merci ! Oui.
Et, à son chef :
— L’auto vient de passer à Lisieux. Elle sera ici dans trois quarts d’heure.
— Je crois vous avoir entendu dire… commença le maire.
— Que je resterai ici toute la nuit, oui ! Avec votre permission, bien entendu. Par deux fois, vous m’avez parlé de votre enquête personnelle. Si bien que je crois ne pas pouvoir mieux faire que de vous demander l’autorisation de réunir les résultats que nous avons obtenu de part et d’autre.
Maigret n’était pas ironique. Il était furieux. Furieux de cette situation invraisemblable dans laquelle il s’était mis. Furieux de n’y rien comprendre.
— Voulez-vous m’expliquer, Grand-Louis, pourquoi, quand nous sommes arrivés, vous étiez en train de… hum ! de frapper à bras raccourcis sur monsieur le maire ?
Mais Grand-Louis ne répondit pas, regarda l’armateur comme pour dire : « Parlez, vous ! »
Et M. Grandmaison de prononcer sèchement :
— Cela me regarde.
— Évidemment ! Tout le monde a le droit de se faire battre s’il aime ça ! grommela Maigret au comble de la mauvaise humeur. Demandez-moi l’Hôtel de Lutèce, Lucas.
Le coup porta. M. Grandmaison ouvrit la bouche pour parler. Sa main se crispa sur l’appui de marbre de La cheminée.
Lucas parlait au téléphone.
— Trois minutes d’attente ?… Merci… Oui…
Et Maigret, à voix haute :
— Vous ne trouvez pas que cette enquête prend une drôle de tournure ? Au fait, monsieur Grandmaison… vous allez peut-être me rendre un service… Vous qui êtes armateur, vous devez connaître les gens d’un peu tous les pays. Avez-vous entendu parler d’un certain… attendez donc… un certain Martineau… ou Motineau, de Bergen ou de Trondheim… Un Norvégien, en tout cas…
Silence ! Les yeux de Grand-Louis étaient devenus durs.
Machinalement, il se versa à boire dans un des verres renversés sur la table.
— Dommage que vous ne le connaissiez pas… Il va venir…
Ce fut tout ! Pas la peine d’ajouter un seul mot ! Personne ne répondrait plus ! Personne n’aurait même un tressaillement ! Cela se sentait aux positions prises.
M. Grandmaison avait changé de tactique. Toujours adossé à la cheminée, devant le feu de boulets qui lui cuisait les mollets, il regardait par terre, d’un air aussi indifférent que possible.
Drôle de visage ! Des traits flous, avec des marques rouges et bleues, du sang sur le menton ! Un mélange d’énergie concentrée et de panique, ou de douleur.
Grand-Louis, lui, s’était installé à califourchon sur une chaise. Après avoir bâillé trois ou quatre fois, il parut sommeiller.
Sonnerie de téléphone. Maigret décrocha vivement.
— Allô ! L’Hôtel de Lutèce ? Allô ?… Ne coupez pas… Veuillez me donner Mme Grandmaison… Oui ! Elle a dû arriver ce soir ou cet après-midi… J’attends, oui !
— Je suppose, dit la voix mate du maire, que vous n’avez pas l’intention de mêler ma femme à vos agissements pour le moins étranges.
Pas de réponse. Maigret attendait, le récepteur à l’oreille, le regard rivé au tapis de table.
— Allô ! oui… Vous dites ?… Elle est déjà repartie ?… Un instant… Procédons avec ordre… À quelle heure cette dame est-elle arrivée ?… Sept heures… Très bien !… Avec sa voiture et son chauffeur… Vous dites qu’elle a dîné à l’hôtel et qu’elle a ensuite été appelée au téléphone. Elle est partie tout de suite ?… Merci… Non ! Cela suffit.
Personne ne bronchait. M. Grandmaison semblait plus calme. Maigret raccrocha, décrocha à nouveau.
— Allô ? Le bureau de poste de Caen ?… Ici, police… Voulez-vous me dire si le numéro d’où je vous téléphone a demandé une communication avec Paris avant celle que je viens d’obtenir… Oui ?… Il y a un quart d’heure environ ?… L’Hôtel de Lutèce, n’est-ce pas ?… Je vous remercie…
Son front était perlé de sueur. Il bourra lentement une pipe, à petits coups d’index. Puis il se versa à boire dans un des deux verres qui se trouvaient sur la table.
— Je suppose que vous vous rendez compte, commissaire, que tout ce que vous faites en ce moment est illégal. Vous avez pénétré ici par effraction. Vous y restez sans y être invité. Vous risquez de semer la panique dans ma famille et enfin, en face d’une tierce personne, vous me traitez comme un coupable. De tout cela, vous rendrez des comptes.
— Entendu !
— Puisque aussi bien je ne suis plus rien chez moi, je vous demande la permission d’aller me coucher.
— Non !
Et Maigret tendait l’oreille à un bruit encore lointain de moteur.
— Va leur ouvrir la porte, Lucas.
Machinalement, il jeta une pelletée de boulets dans le foyer, se retourna au moment précis où de nouveaux personnages entraient dans la pièce.
Il y avait deux gendarmes d’Évreux qui encadraient un homme, menottes aux poings.
— Laissez-nous, dit-il aux gendarmes. Ou plutôt, allez m’attendre, toute la nuit s’il le faut, à la buvette du coin.
Le maire n’avait pas bougé. Le marin non plus. À croire qu’ils n’avaient rien vu, ou qu’ils ne voulaient rien voir. Quant au nouveau venu, il était calme, et un sourire flotta sur ses lèvres à la vue du visage tuméfié de M. Grandmaison.
— À qui dois-je m’adresser ? questionna-t-il en regardant à la ronde.
Maigret, qui haussait les épaules comme pour dire que les gendarmes avaient fait du zèle, tira une petit clé de sa poche et ouvrit les menottes.
— Je vous remercie… J’ai été assez étonné de…
Et la voix, furibonde, de Maigret :
— De quoi ? D’être arrêté ? Vous êtes sûr que vous avez été si étonné que ça ?
— C’est-à-dire que j’attends toujours de savoir ce qu’on me reproche.
— Ne fût-ce déjà que d’avoir volé un vélo !
— Pardon ! Emprunté ! Le garagiste à qui j’ai acheté la voiture vous le dira ! Je lui ai confié le vélo avec mission de le renvoyer à Ouistreham et de remettre une indemnité à son propriétaire…
— Tiens ! Tiens ! Mais, au fait, vous n’êtes pas Norvégien…
L’homme n’en avait ni l’accent, ni le type physique. Il était grand, bien bâti, encore jeune. Ses vêtements élégants étaient un peu fripés.
— Pardon ! je ne suis pas Norvégien de naissance, mais je suis Norvégien quand même, par naturalisation…
— Et vous habitez Bergen ?
— Tromsö, dans les îles Lofoten.
— Vous êtes commerçant !
— Je possède une usine pour traiter les déchets de morue.
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