Читать интересную книгу Le port des brumes - Simenon

Шрифт:

-
+

Интервал:

-
+

Закладка:

Сделать
1 ... 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19

Et, naturellement, cela allait amener des malheurs ! Il préféra boire. Il se versa de l’alcool. Il avala d’un trait le contenu de son verre et eut pour le commissaire un regard résigné, à peine agressif.

— Quel Norvégien ?

— Enfin, le Norvégien qui n’est pas tout à fait Norvégien… Martineau… Ce n’est pourtant pas à Tromsö qu’il a vu le Saint-Michel, puisque la goélette n’est jamais montée si haut dans le Nord…

— Remarquez qu’elle le pourrait ! Elle irait tout comme jusqu’à Arkhangelsk…

— Quand en prend-il livraison ?

Le vieux matelot ricana, dans son coin. Un ricanement dont l’ironie ne s’adressait pas à Maigret, mais aux trois hommes du bord, lui compris.

Et Lannec se résignait à une réponse piteuse :

— Je ne sais pas ce que vous voulez dire !

Il reçut une bourrade dans les côtes.

— Imbécile !… Allons, mes enfants !… Cessez de montrer des têtes d’enterrement ou plutôt des têtes butées de sacrés Bretons que vous êtes… Martineau a promis d’acheter la goélette. Est-ce qu’il l’a achetée pour de bon ?…

Une inspiration.

— Passez-moi donc le rôle d’équipage…

Il sentit qu’il avait touché juste.

— Je ne sais pas où il…

— Puisque je te dis de ne pas faire l’imbécile, Lannec ! Passe-moi le rôle, tonnerre de Brest !

Il jouait le faux bourru, la bonne brute. Le capitaine alla chercher dans l’armoire une serviette tout usée, devenue grise à force de servir. C’était plein de papiers officiels auxquels se mêlaient des lettres d’affaires à en-tête de courtiers maritimes.

Un papier neuf, ou plutôt une grande couverture jaune, contenant des feuillets d’un format impressionnant : c’était le rôle d’équipage. Il ne datait que d’un mois et demi, exactement du 11 septembre, c’est-à-dire cinq jours avant la disparition du capitaine Joris.

Goélette Saint-Michel, 270 tonneaux de jauge brute, armée en cabotage. Propriétaire armateur : Louis Legrand, de Port-en-Bessin. Capitaine : Yves Lannec. Matelot : Célestin Grolet.

Grand-Louis se versait une nouvelle rasade. Lannec baissait la tête avec embarras.

— Tiens ! tiens ! C’est toi le propriétaire du bateau, à cette heure, Grand-Louis ?

Pas de réponse. Dans son coin, le Célestin mordait un grand coup à sa chique de tabac.

— Écoutez, mes enfants ! On ne va pas perdre de temps pour si peu. Je ne suis pas beaucoup plus bête que vous, hein ? Encore que je n’y connaisse pas grand-chose à la vie de la mer ! Grand-Louis est sans le sou. Un bateau comme celui-ci vaut au moins cent cinquante mille francs…

— Je ne l’aurais pas donné à ce prix-là ! riposta Lannec.

— Mettons deux cent mille… Donc, Grand-Louis a acheté le Saint-Michel pour le compte de quelqu’un ! Mettons pour le compte de Jean Martineau. Pour une raison ou pour une autre, celui-ci n’a pas envie qu’on sache qu’il est propriétaire de la goélette… À votre santé !…

Célestin haussait les épaules, comme si toute cette histoire-là l’eût dégoûté profondément.

— Est-ce que Martineau était à Fécamp le 11 septembre, quand la vente a eu lieu ?

Les autres se renfrognaient. Louis prit la chique restée sur la table et y mordit à son tour, tandis que Célestin étoilait le plancher de la cabine de longs jets de salive.

Il y eut une panne à la conversation, parce que la mèche de la lampe charbonnait, faute de pétrole. Il fallut aller en chercher un bidon sur le pont. Lannec en revint détrempé. On resta l’espace d’une minute dans l’obscurité et, après, on se retrouva chacun à la même place.

— Martineau y était ! J’en suis sûr ! Le bateau a été acheté au nom de Grand-Louis, et Lannec est resté à bord, peut-être définitivement, peut-être seulement pour un temps…

— Pour un temps…

— Bon ! C’est bien ce que je pensais ! Le temps de faire servir le Saint-Michel à une drôle d’expédition…

Lannec se leva, crispé, déchira sa cigarette du bout des dents.

— Vous êtes venus à Ouistreham. La nuit du 16, la goélette mouillait dans l’avant-port, prête à appareiller. Où était Martineau ?

Le capitaine se rassit, découragé, mais bien décidé à garder le silence.

— Le 16 au matin, leSaint-Michel prend la mer. Qui est à bord ? Est-ce que Martineau y est toujours ? Est-ce que Joris s’y trouve ?

Maigret n’avait l’air ni d’un juge ni même d’un policier. Sa voix était toujours cordiale, ses yeux malicieux. Il paraissait se livrer avec des copains à un jeu de devinettes.

— Vous allez en Angleterre. Puis vous mettez le cap sur la Hollande. Est-ce là que Martineau et Joris vous quittent ? Car ils vont plus loin. J’ai de bonnes raisons de croire qu’ils remontent en Norvège…

Grognement de Grand-Louis.

— Qu’est-ce que tu dis ?

— Que vous n’arriverez à rien.

— Est-ce que le capitaine Joris était déjà blessé quand il est monté à bord ? A-t-il été blessé en cours de route, ou seulement en Scandinavie ?

Il n’attendait plus de réponse.

— Tous les trois, vous continuez le cabotage comme par le passé. Mais vous ne vous éloignez pas trop du Nord. Vous attendez une lettre ou un télégramme vous donnant un rendez-vous. La semaine dernière, vous êtes à Fécamp, le port où une première fois Martineau vous a rencontrés. Grand-Louis apprend que le capitaine Joris a été retrouvé à Paris dans un drôle d’état et qu’on va le ramener à Ouistreham. Il y vient par le train. Il n’y a personne dans la maison. Il laisse un billet à sa sœur. Il retourne à Fécamp.

Maigret soupira, prit un temps pour allumer sa pipe.

— Et voilà ! Nous arrivons à la fin. Martineau est là. Vous revenez avec lui. Vous le lâchez à l’entrée du port, ce qui prouve qu’il ne tient pas à être vu. Rendez-vous entre lui et Grand-Louis à bord de la drague… À votre santé !

Il se servit lui-même, vida son verre sous les regards mornes des trois hommes.

— En somme, pour tout comprendre, il ne resterait qu’à savoir ce que Grand-Louis est allé faire chez le maire pendant que Martineau filait vers Paris. Une drôle de mission : flanquer des raclées à un homme qui a plutôt la réputation de ne pas se commettre avec n’importe qui.

Malgré lui, Grand-Louis eut un sourire bienheureux au souvenir des séances de coups de poing.

— Voilà, mes amis ! Maintenant, mettez-vous bien dans la tête que tout finira par s’expliquer. Vous ne croyez pas qu’il vaut mieux que ce soit tout de suite ?

Et Maigret frappa sa pipe contre son talon pour la vider, en alluma une autre. Célestin s’était bel et bien endormi. Il ronflait, la bouche ouverte. Grand-Louis, la tête de travers, regardait le plancher sale. Lannec essayait en vain de lui demander conseil du regard.

Enfin le capitaine grommela :

— On n’a rien à dire.

Il y eut du bruit sur le pont. Quelque chose comme la chute d’un objet assez lourd. Maigret tressaillit. Grand-Louis passa la tête par l’écoutille, de sorte qu’on ne vit plus que ses jambes le long de l’échelle.

S’il eût disparu, le commissaire l’eût sans doute suivi. On n’entendait plus rien que le crépitement de la pluie et le grincement des poulies.

Cela dura-t-il une demi-minute ? Pas plus. Grand-Louis redescendit, les cheveux collés au front par l’eau qui lui ruisselait le long des joues. Il ne donna pas d’explication de lui-même.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Un palan.

— C’est-à-dire ?

— Une poulie qui a heurté le bastingage.

Le capitaine rechargea le poêle. Croyait-il ce que Louis venait de dire ? En tout cas, l’autre ne répondait pas à ses regards interrogateurs. Il secouait Célestin.

— Va-t’en capeler l’écoute d’artimon…

Le matelot se frottait les yeux, ne comprenait pas. Il fallut lui répéter deux fois la même chose. Alors il endossa son huilé, mit son suroît sur la tête, monta l’échelle, tout roide de sommeil et de bien-être, furieux de plonger dans la pluie et le froid.

Il portait des sabots qu’on entendit aller et venir sur le pont, au-dessus des têtes. Grand-Louis se versait à boire pour la sixième fois au moins, mais on ne voyait chez lui aucune trace d’ivresse.

— Qu’est-ce que tu en penses, Grand-Louis ?

— De quoi ?

— Imbécile ! As-tu réfléchi à ta situation ? Est-ce que tu ne comprends pas que c’est toi qui vas trinquer ? Les antécédents d’abord. Un homme qui revient du bagne ! Puis ce bateau dont tu deviens propriétaire alors que tu étais sans le sou ! Joris qui ne voulait plus te voir chez lui parce que tu l’avais tapé trop souvent ! Le Saint-Michel à Ouistreham le soir de l’enlèvement ? Toi ici le jour de l’empoisonnement du capitaine… Et ta sœur qui hérite de trois cent mille francs !…

Est-ce que Grand-Louis pensait encore à quelque chose ? Son regard était aussi neutre que possible ! Des yeux de porcelaine, qui fixaient un point indéterminé de la cloison.

— Qu’est-ce qu’il fait là-haut ? s’inquiéta Lannec en regardant l’écoutille restée entrouverte et l’eau qui s’infiltrait dans la cabine, formant une mare sur le plancher.

Maigret n’avait pas bu beaucoup. Assez pour lui mettre le sang à la tête, surtout dans cette atmosphère poisseuse. Assez aussi pour donner un léger tour de rêverie à ses pensées.

Maintenant qu’il connaissait les trois hommes, il imaginait assez bien leur vie dans cet univers qu’était le Saint-Michel.

L’un dans sa couchette, tout habillé la plupart du temps. Toujours une bouteille et des verres sales sur la table. Un homme sur le pont et les allées et venues de ses sabots ou de ses bottes… Puis ce bruit sourd, régulier de la mer… Le compas et sa petite lumière. L’autre fanal, se balançant au haut du mât de misaine…

Les yeux scrutant le noir, cherchant la luciole des phares… Et les quais de déchargement… Deux ou trois jours à ne rien faire, à passer les heures dans des bistrots partout pareils…

Il y eut des bruits indéfinissables, là-haut. Est-ce que Grand-Louis ne sombrait pas à son tour dans une lourde somnolence ? Un petit réveille-matin marquait déjà trois heures. La bouteille était presque vide…

Lannec bâilla, chercha des cigarettes dans ses poches…

Est-ce qu’ils n’avaient pas passé la nuit ainsi, dans une même atmosphère de serre chaude sentant la vie humaine et le coaltar, quand le capitaine Joris avait disparu ?… Et Joris était-il avec eux, à boire, à lutter contre le sommeil ?…

Cette fois, c’étaient des voix qu’on entendait sur le pont. À cause de la tempête, ce n’était qu’un chuchotement qui parvenait dans la cabine.

Maigret se leva, les sourcils froncés, vit que Lannec se versait encore à boire, que le menton de Grand-Louis touchait sa poitrine et que ses yeux étaient mi-clos.

Il porta la main à sa poche revolver, gravit les marches de l’escalier presque vertical.

L’écoutille avait exactement la largeur nécessaire pour livrer passage à un homme, et le commissaire était beaucoup plus large et plus épais que la moyenne.

Aussi ne put-il même pas se débattre ! Sa tête émergeait à peine qu’un bandeau tombait sur sa bouche, était serré sur la nuque.

Ça, c’était le travail des gens du pont, de Célestin et d’un autre.

Pendant ce temps-là, en bas, on lui arrachait son revolver de la main droite et on attachait ensemble ses deux poignets, derrière le dos.

Il donna un violent coup de pied en arrière. Il atteignit quelque chose, un visage, crut-il. Mais l’instant d’après un filin s’enroulait à ses jambes.

— Hisse !… fit la voix indifférente de Grand-Louis.

Ce fut le plus difficile. Il était lourd. On poussait en dessous. D’en haut on tirait.

La pluie tombait en cataractes. Le vent s’engouffrait dans le chenal avec une force inouïe.

Il crut distinguer quatre silhouettes. Mais on avait éteint le fanal. Et le passage de la chaleur et de la lumière à l’obscurité glacée déroutait ses sens…

— Un… deux… Hop !…

On le balançait comme un sac. Il fut soulevé assez haut dans l’air et retomba sur les pierres mouillées du quai.

Grand-Louis y monta à son tour, se pencha sur chacun des liens pour s’assurer qu’ils étaient solides. Une seconde le commissaire eut le visage de l’ex-forçat très près du sien et il eut l’impression que celui-ci faisait tout cela d’un air lugubre, comme la plus pénible des corvées.

— Faudra dire à ma sœur… commença-t-il.

Dire quoi ? Il n’en savait rien lui-même. À bord, il y avait des pas précipités, des grincements, des ordres lancés à mi-voix. Et les focs étaient largués. La grand-voile montait lentement le long du mât.

— Faudra lui dire, n’est-ce pas, qu’on se reverra un jour… Et peut-être vous aussi…

Il sauta lourdement à bord. Maigret était tourné vers le large. Un fanal, au bout d’une drisse, atteignait le haut du mât. Il y avait une silhouette noire près du gouvernail.

— Larguez tout !

Les amarres glissèrent autour des bittes, halées du bateau. Les focs claquèrent quelques instants. L’avant s’éloigna des pilotis et la goélette faillit faire un tour complet tant la bourrasque l’attaquait avec rage.

Mais non ! Un coup de barre le remettait dans le lit du vent. Elle hésitait, cherchait sa route et, se penchant, filait soudain entre les jetées.

Une masse noire dans le noir. Un petit point lumineux sur le pont. Un autre, très haut, celui du mât, qui avait déjà l’air d’une étoile égarée dans un ciel de cyclone.

Maigret ne pouvait pas bouger. Il était inerte, dans une flaque d’eau, au bord de l’espace infini.

Est-ce qu’ils n’allaient pas, là-bas, pour se donner du cran, vider la bouteille d’alcool ? On remettrait deux briquettes sur le feu.

Un homme à la barre… Les autres dans les couchettes moites…

Il y avait peut-être une gouttelette plus salée dans les perles liquides qui ruisselaient sur le visage du commissaire.

Un homme grand et puissant, un homme dans la force de l’âge, le plus mâle et le plus grave peut-être de la Police judiciaire, abandonné là jusqu’au jour, au bout d’un quai de port, près d’une bitte d’amarrage.

En se retournant, il aurait pu apercevoir le petit auvent de bois de la Buvette de la Marine, où il n’y avait plus personne.

XI

Le banc des Vaches-Noires

La mer s’éloignait rapidement. Maigret entendit le ressac au bout des jetées d’abord, puis plus loin, sur le sable de la plage qui se découvrait.

Avec le jusant, le vent mollissait, comme il arrive presque toujours. Les flèches de pluie devenaient moins drues, et quand les nuages les plus bas blêmirent à l’approche du jour, la cataracte de la nuit avait fait place à une pluie fine, mais plus froide encore.

1 ... 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19
На этом сайте Вы можете читать книги онлайн бесплатно русская версия Le port des brumes - Simenon.
Книги, аналогичгные Le port des brumes - Simenon

Оставить комментарий