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— Quoi ? questionna le commissaire.
— Le canot (il prononçait « le canotte »).
— Quel canot ?
— Celui-ci, que nous venons de heurter juste entre les jetées. Il appartient au voilier qui était devant nous. Le nom est écrit à l’arrière : Saint-Michel.
— Il se sera détaché, intervint Delcourt en haussant les épaules. Ça arrive !
— Il ne s’est pas détaché, pour la bonne raison que, par le temps qu’il fait, le canot ne devait pas être en remorque, mais sur le pont.
Et toujours les hommes, autour de l’écluse, chacun à son poste, essayant d’entendre.
— On verra ça demain. Laissez le canot ici.
Se tournant vers Maigret, Delcourt murmura avec un sourire raté :
— Vous voyez : quel drôle de métier ! Il y a toujours des histoires.
Le commissaire ne sourit pas, lui. Ce fut même le plus sérieusement du monde qu’il prononça :
— Dites donc ! Si vous ne me voyiez pas demain à sept heures, mettons à huit, envoyez donc un coup de téléphone au Parquet de Caen.
— Qu’est-ce que ?…
— Bonne nuit ! Et que le canot reste ici.
Pour leur donner le change, il s’éloigna, mains dans les poches, le col du pardessus relevé, le long de la jetée. La mer bruissait sous ses pieds, devant lui, à sa droite, à sa gauche. Un air fortement iodé lui emplissait les poumons.
Arrivé presque au bout, il se baissa pour ramasser quelque chose.
V
Notre-Dame-des-Dunes
Quand le jour se leva, Maigret, la jambe traînante, le pardessus lourd d’humidité, la gorge sèche à force d’avoir fumé pipe sur pipe, rentra à l’Hôtel de l’Univers. Tout était désert. Dans la cuisine, pourtant, il trouva le patron qui allumait du feu.
— Vous êtes resté dehors toute la nuit ?
— Oui. Voulez-vous me monter, le plus tôt possible, du café dans ma chambre ? Au fait, il y a moyen de prendre un bain ?
— Il faudra que j’allume le feu des chaudières…
— Pas la peine !
Un matin gris, avec encore et toujours de la brume, mais une brume claire, lumineuse. Maigret avait les paupières picotantes, la tête vide et, en attendant son café dans sa chambre, il se campa devant la fenêtre ouverte.
Une drôle de nuit. Il n’avait rien fait de sensationnel. C’est à peine si on pouvait parler de découvertes. Pourtant il avait avancé dans la connaissance du drame. Une multitude d’éléments étaient venus s’ajouter à ceux qu’il possédait.
L’arrivée du Saint-Michel. L’attitude de Lannec. Est-ce qu’on pouvait parler d’attitude équivoque ? Même pas ! Et pourtant il manquait de netteté. Mais Delcourt aussi manquait parfois de netteté. Et tous, autant qu’ils étaient au port !
Par exemple, l’attitude de Grand-Louis était carrément suspecte. Il ne suivait pas la goélette jusqu’à Caen. Il allait se coucher à bord d’une drague abandonnée. Maigret était sûr qu’il ne s’y trouvait pas seul.
Et, un peu plus tard, le commissaire apprenait qu’avant d’arriver au port le Saint-Michel avait perdu son canot. Au bout de la jetée il ramassait un objet pour le moins inattendu à cet endroit : un stylo en or.
C’était une jetée en bois, sur pilotis. Tout au bout, près du feu vert, une échelle de fer permettait de descendre à la mer. C’est de ce côté qu’on avait retrouvé le canot.
Autrement dit, en arrivant, leSaint-Michel avait un passager qui ne voulait pas être vu à Ouistreham. Le passager accostait en canot et laissait partir celui-ci à la dérive. En haut de l’échelle de fer, au moment où il se pliait en deux pour se hisser sur la jetée, le porte-plume en or sortait de sa poche.
Et l’homme gagnait la drague, où Louis allait le rejoindre.
La reconstitution était presque mathématique. Il n’y avait pas deux manières d’interpréter les événements.
Résultat : un inconnu se cachait à Ouistreham. Il n’était pas venu là pour rien. Donc, il avait une tâche à accomplir. Et il appartenait à un milieu où l’on se sert de porte-plume en or !
Pas un marin ! Pas un vagabond ! Le stylo de luxe laissait supposer des vêtements confortables. Cela devait être un monsieur, comme on dit dans les campagnes.
Et l’hiver, à Ouistreham, un monsieur ne passe pas inaperçu. De la journée, il ne pourrait pas quitter la drague. Mais, la nuit, n’allait-il pas se livrer à la besogne pour laquelle il était là ?
Maigret, maussade, s’était résigné à monter la garde. Un travail de jeune inspecteur. Des heures à passer, sous la pluie fine, à scruter les ombres tarabiscotées de la drague.
Il ne s’était rien passé. Personne n’avait quitté le bord. Le jour s’était levé, et maintenant le commissaire enrageait de ne pouvoir prendre un bain chaud, regardait son lit en se demandant s’il dormirait quelques heures.
Le patron entra avec le café.
— Vous ne vous couchez pas ?
— Je n’en sais rien. Voulez-vous porter un télégramme à la poste ?
L’ordre au brigadier Lucas, avec qui il avait l’habitude de travailler, de venir le rejoindre, car Maigret n’avait pas envie de monter à nouveau la garde la nuit suivante.
Par la fenêtre ouverte on dominait le port, la maison du capitaine Joris, les bancs de sable de la baie, que le jusant découvrait.
Pendant que Maigret rédigeait son télégramme, le patron regardait dehors. Il prononça, sans attacher d’importance à ses paroles :
— Tiens ! La bonne du capitaine qui va se promener…
Le commissaire leva la tête, aperçut Julie qui fermait la grille et marchait très vite dans la direction de la plage.
— Qu’est-ce qu’il y a de ce côté ?
— Que voulez-vous dire ?
— Où peut-elle aller ? Y a-t-il des maisons ?
— Rien du tout ! Seulement la plage, où on ne va jamais parce qu’elle est coupée de brise-lames et qu’il existe des trous de vase.
— Il n’y a pas de chemin, pas de route ?
— Non ! On arrive à l’embouchure de l’Orne, et tout le long de la rivière ce sont des marais… Ah ! si ! Dans les marais, il y a les gabions pour la chasse au canard…
Maigret s’en allait déjà, le front plissé. Il traversa le pont à grands pas et, quand il arriva sur la plage, Julie n’avait qu’une avance de deux cents mètres sur lui.
C’était désert. Dans la brume, il n’existait de vivant que les mouettes qui volaient en criant. À droite, des dunes, dans lesquelles le commissaire s’engagea pour ne pas être vu.
Il faisait frais. La mer était calme. L’ourlet blanc du bord croulait au rythme d’une respiration, avec un bruit de coquillages broyés.
Julie ne se promenait pas. Elle marchait vite, en serrant très fort contre elle son petit manteau noir. Elle n’avait pas eu le temps, depuis la mort de Joris, de se commander des vêtements de deuil. Alors elle portait tout ce qu’elle avait de noir ou de plus sombre, comme ce manteau démodé, ces bas de laine, ce chapeau aux bords rabattus.
Ses pieds enfonçaient dans le sable et sa démarche en était toute saccadée. Deux fois elle se retourna, mais elle ne put apercevoir Maigret, que lui cachaient les mamelons des dunes.
Et enfin, à un kilomètre environ de Ouistreham, elle obliqua à droite, si vivement que le commissaire faillit être découvert.
Mais elle ne se dirigeait pas vers un gabion, comme Maigret l’avait pensé un moment. Il n’y avait personne dans le paysage d’herbes rêches et de sable.
Rien qu’une petite construction en ruine, dont tout un pan de mur manquait. Face à la mer, à cinq mètres de l’endroit que les flots devaient battre aux grandes marées, des gens avaient édifié une chapelle, quelques siècles auparavant sans doute.
La voûte était en plein cintre. Le mur manquant laissait voir l’épaisseur des autres : près d’un mètre de pierre dure.
Julie entrait, se dirigeait vers le fond de la chapelle et Maigret, aussitôt, entendait remuer de menus objets, des coquillages presque à coup sûr.
Il fit quelques pas, sans bruit. Il distingua, dans le mur du fond, une petite niche fermée par un grillage. Au pied de la niche, une sorte d’autel minuscule, et Julie, penchée, qui cherchait quelque chose.
Elle se retourna soudain, reconnut le commissaire, qui n’eut pas le temps de se cacher, et dit précipitamment :
— Qu’est-ce que vous faites ici ?
— Et vous ?
— Je… je suis venue prier Notre-Dame-des-Dunes…
Elle était anxieuse. Tout en elle prouvait qu’elle avait quelque chose à cacher. Elle n’avait pas dû dormir beaucoup de la nuit, car elle avait les yeux rouges. Et deux mèches de ses cheveux mal peignés sortaient de son chapeau.
— Ah ! c’est une chapelle à Notre-Dame-des-Dunes ?…
En effet, dans la niche, derrière le grillage, il y avait une statue de la Vierge, si vieille, si rongée que ce n’était plus qu’une forme vague.
Tout autour de la niche, sur la pierre, les passants avaient tracé au crayon, au canif, ou avec une pierre pointue, des mots qui s’entrecroisaient :
Pour que Denise réussisse son examen. — Notre-Dame-des-Dunes, faites que Jojo apprenne vite à lire. — Donnez la santé à toute la famille et surtout à grand-père et à grand-mère.
Des mentions plus profanes aussi. Des cœurs percés de flèches :
Robert et Jeanne pour la vie.
Des brindilles sèches qui avaient été des fleurs, restaient accrochées au grillage. Mais cette chapelle n’eût été qu’une chapelle comme beaucoup d’autres sans les coquillages entassés sur les ruines de l’autel.
Il y en avait de toutes les formes. Et, sur tous, des mots étaient écrits, au crayon le plus souvent. Des écritures malhabiles d’enfants et de simples, quelques écritures plus fermes.
Que la pêche à Terre-Neuve soit bonne et que papa n’ait pas besoin de rengager.
Le sol était de terre battue. Par la brèche, on voyait le sable de la plage, la mer argentée dans l’atmosphère blanche. Et Julie, qui ne savait quelle contenance prendre, lançait malgré elle des regards apeurés aux coquillages.
— Vous en avez apporté un ? questionna Maigret.
De la tête, elle fit signe que non.
— Pourtant, quand je suis arrivé, vous étiez en train de les remuer. Qu’est-ce que vous cherchiez ?
— Rien… Je…
— Vous… ?
— Rien !
Et elle prit un air buté, en serrant davantage son manteau contre elle.
C’était au tour de Maigret de saisir les coquillages un à un, de lire ce qui y était écrit. Et tout à coup il sourit. Sur une énorme palourde, il épelait :
Notre-Dame-des-Dunes, faites que mon frère Louis réussisse et que nous soyons tous heureux.
Une date : « 13 septembre. » Autrement dit, cet ex-voto primitif avait été apporté là trois jours avant la disparition du capitaine Joris !
Et, maintenant, Julie ne venait-elle pas pour le reprendre ?
— C’est ce que vous cherchiez ?
— Qu’est-ce que cela peut vous faire ?
Elle ne quittait pas son coquillage des yeux. On eût dit qu’elle s’apprêtait à bondir sur Maigret pour le lui arracher des mains.
— Rendez-le-moi !… Remettez-le à sa place !…
— Je le remettrai à sa place, oui, mais il faut que vous l’y laissiez aussi… Venez !… Nous allons causer en rentrant…
— Je n’ai rien à dire…
Ils se mirent en marche, penchés en avant à cause du sable mou dans lequel les pieds s’enfonçaient. Il faisait si frais que les nez étaient rouges, les peaux luisantes.
— Votre frère n’a jamais rien fait de bon, n’est-ce pas ?
Elle se tut. Elle regardait la plage droit devant elle.
— Il y a des choses qu’il est impossible de cacher. Je ne parle pas seulement de… de ce qui l’a conduit au bagne…
— Évidemment ! Toujours ça ! Dans vingt ans on dira encore…
— Mais non ! Mais non, Julie. Louis est un bon marin. Et même, dit-on, un marin extraordinaire, capable de tenir la place de second. Seulement, un beau jour, il s’enivre avec des camarades de rencontre et il fait des bêtises, ne rejoint pas son bateau, rôde pendant des semaines sans travailler. Est-ce vrai ? Dans ces moments-là, il fait appel à vous. À vous et, il y a quelques semaines encore, à Joris. Puis il a une nouvelle période calme et honnête.
— Eh bien ?
— Quel était le projet que, le 13 septembre, vous souhaitiez voir réussir ?
Elle s’arrêta, le regarda en face. Elle était beaucoup plus calme. Elle avait eu le temps de réfléchir. Et il y avait une gravité séduisante dans ses prunelles.
— Je savais bien que cela amènerait un malheur. Et pourtant mon frère n’a rien fait. Je vous jure que s’il avait tué le capitaine je serais la première à lui rendre la pareille.
La voix avait une sourde véhémence.
— Seulement, il y a des coïncidences. Puis cette histoire du bagne qui revient tout le temps. Du moment que quelqu’un a commis une faute, on lui met sur le dos toutes les responsabilités de ce qui arrive par la suite.
— Quel était le projet de Louis ?
— Ce n’était pas un projet. C’était quelque chose de tout simple. Il avait rencontré un monsieur très riche, je ne sais plus si c’est au Havre ou en Angleterre. Il ne m’a pas dit son nom. Un monsieur qui en avait assez de vivre à terre et qui voulait acheter un yacht pour voyager. Il s’est adressé à Louis afin qu’il lui trouve un bateau.
Ils étaient toujours arrêtés sur la plage d’où on ne voyait guère, de Ouistreham, que le phare d’un blanc cru qui se détachait sur un ciel plus pâle.
— Louis en a parlé à son patron. Parce que, depuis quelque temps, à cause de la crise, Lannec voudrait bien vendre le Saint-Michel. Et voilà tout ! Le Saint-Michel est le meilleur caboteur qu’on puisse trouver pour le transformer en yacht. D’abord mon frère devait toucher dix mille francs si ça se faisait. Ensuite l’acheteur a parlé de le garder à bord comme capitaine, comme homme de confiance.
Elle regretta ces dernières paroles qui pouvaient prêter à ironie, épia un sourire sur le visage de Maigret et parut lui savoir gré de ne pas dire : « Un forçat comme homme de confiance ! »
Non ! Maigret réfléchissait. Il était étonné lui-même de la simplicité de ce récit, simplicité telle qu’elle avait un son troublant de vérité.
— Seulement, vous ne savez pas qui est cet acheteur ?
— Je ne sais pas.
— Où votre frère devait-il le revoir ?
— Je ne sais pas.
— Quand ?
— Très vite. Il paraît que les aménagements devaient se faire en Norvège et que, dans un mois, le yacht serait parti en Méditerranée, vers l’Égypte.
— Un Français ?
— Je ne sais pas.
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