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» Tout ce qu’elle sait, c’est qu’il est né à Nantes et qu’il a vécu plusieurs années en Indochine… Mais il n’en a pas rapporté une photographie, pas un souvenir !… Jamais il n’en parle…

» C’est un petit voyageur de commerce qui possède une trentaine de mille francs… A trente ans, il est déjà étriqué, maladroit, d’humeur mélancolique…

» Il rencontre Aurore Préjean et se met en tête de l’épouser… Les Préjean ont des prétentions… Le père, aux abois, ne trouve plus l’argent nécessaire à faire vivre son journal… Mais il a été le secrétaire particulier d’un prétendant au trône !… Il correspond avec des princes et des ducs !…

» Sa fille cadette est mariée à un maître tanneur…

» Notre Gallet, là-dedans, fait piètre figure et, s’il est agréé, c’est sans doute parce qu’il accepte de placer son petit capital dans l’affaire du Soleil

» On le supporte mal. C’est une déchéance, pour les Préjean, qu’un gendre qui vend des articles en plaqué argent pour cadeaux pauvres !

» On essaie de lui insuffler de plus hautes ambitions… Il résiste… Il ne se sent pas fait pour une carrière prestigieuse… Son foie n’est pas brillant, à ce moment déjà… Il rêve d’une vie paisible, à la campagne, avec sa femme, pour qui il éprouve une profonde tendresse.

» Elle le bouscule, pourtant, elle aussi ! Est-ce que ses sœurs n’ont pas l’audace de la traiter en parente pauvre, de lui reprocher son mariage ?…

» Préjean meurt… Le Soleil sombre… Emile Gallet vend toujours ses déshonorants bibelots pour cadeaux aux paysans normands…

» Après quoi il se console en péchant à la ligne, en inventant des engins perfectionnés, en démontant des réveille-matin et des montres…

» Son fils tient de lui son physique et sa maladie de foie, mais il a l’ambition des Préjean.

» Si bien qu’un beau jour Emile Gallet se décide à tenter quelque chose. Il possède les dossiers du Soleil. Il constate que des tas de gens versaient des sommes d’argent plus ou moins importantes dès qu’on leur parlait de la cause légitimiste…

» Il essaie… Il ne dit rien à personne… Probablement, au début, mène-t-il de front ses occupations de voyageur de commerce et ses escroqueries encore timides…

» C’est l’escroquerie qui rend le mieux… Après peu de temps, il est à même d’acheter un terrain dans le lotissement de Saint-Fargeau, d’y faire construire une villa…

» Il apporte dans son nouvel état ses qualités d’ordre et de ponctualité… Comme il a une peur atroce de sa famille, il continue, pour elle, à représenter en Normandie la Maison Niel.

» Ce n’est pas la fortune. Les légitimistes ne se comptent pas par millions. Certains sont durs à la détente… Mais enfin, c’est une petite aisance dont Gallet se contenterait si l’on ne lui reprochait pas, même sous son toit, l’étroitesse de ses visées…

» Il aime bien sa femme, malgré tous ses défauts. Peut-être même aime-t-il bien son fils.

» Les années passent… La maladie de foie s’aggrave… Gallet a des crises qui lui font prévoir une mort prématurée…

» Alors, il prend une assurance vie, assez élevée pour permettre aux siens de mener après sa mort la même existence… Il se dépense… M. Clément redouble ses visites dans les manoirs de province, où il s’acharne sur les douairières et les gentilshommes de l’ancien régime…

» Vous suivez, n’est-ce pas ?

» Voilà trois ans, un M. Jacob lui écrit. Ce M. Jacob connaît la nature de ses occupations, réclame de l’argent, tous les deux mois, à jet continu, pour prix de son silence…

» Qu’est-ce que Gallet peut faire ? Il est la honte de la famille Préjean, le parent miteux à qui l’on se contente d’envoyer une carte de visite au Nouvel-An, mais que les beaux-frères, qui font leur chemin, préfèrent ne pas rencontrer…

» Le samedi 25 juin, il est ici, avec, en poche, la dernière lettre de M. Jacob qui exige vingt mille francs pour le lundi suivant…

» J’ai parcouru tout à l’heure le chemin de la gare à l’hôtel en essayant de me mettre à sa place…

» Il est évident qu’on ne récolte pas vingt mille francs en un jour en frappant, même sous les prétextes les plus ingénieux, à la porte des légitimistes…

» D’ailleurs, il n’essaie pas ! Il vous rend visite ! Deux fois ! Après sa seconde entrevue avec vous, il demande une chambre donnant sur la cour…

» A-t-il eu l’espoir de vous arracher les vingt billets ? Toujours est-il que, le soir, cet espoir est perdu.

» Alors, dites-moi ce qu’il voulait faire dans cette chambre qu’il n’a pas obtenue et nous saurons pourquoi il est monté sur le mur !…

Maigret ne leva pas les yeux vers son interlocuteur, dont les lèvres frémissaient.

— C’est ingénieux… Mais… Surtout en ce qui me concerne… je ne vois pas…

— Quel âge aviez-vous quand votre père est mort ?

— Douze ans.

— Votre mère vivait toujours ?

— Elle est morte peu après ma naissance. Mais je serais curieux de savoir ce que…

— Vous avez été élevé par des parents ?…

— Je n’avais aucun parent… Je suis le dernier Saint-Hilaire… C’est tout juste si, quand mon père a succombé, il lui restait assez d’argent pour payer à un collège de Bourges ma pension et mes études jusqu’à dix-neuf ans… Sans un héritage inespéré, d’un cousin dont tout le monde avait oublié l’existence…

— … et qui vivait en Indochine, je crois ?…

— Par là, oui… C’était un petit-cousin, qui ne portait même pas notre nom… Un Duranty de la Roche…

— A quel âge avez-vous hérité ?

— A vingt-huit ans…

— Si bien que de dix-huit ans à vingt-huit…

— J’ai mangé de la vache enragée !… Je n’en rougis pas, au contraire !… Il est tard, commissaire… Je pense que nous ferions mieux…

— Un moment… Je ne vous ai pas encore montré ce que l’on peut faire avec un puits et une chambre… Vous n’avez pas de revolver sur vous ?… Peu importe… J’ai le mien… Il doit y avoir de la ficelle quelque part… Bon !… Suivez mes mouvements… J’attache cette ficelle à la crosse de l’arme… Mettons qu’elle mesure six à sept mètres, ou plus, cela n’a pas d’importance…

» Allez me chercher un gros caillou sur le chemin…

Une fois de plus, Saint-Hilaire obéit avec empressement, rapporta la pierre.

— De la main gauche !… remarqua Maigret. Passons… Donc, à l’autre bout de ma ficelle, j’attache solidement ce caillou… Nous pouvons faire la démonstration ici, en supposant que l’appui de fenêtre soit la margelle du puits.

» Je laisse descendre ma pierre de l’autre côté. Donc, dans le puits… J’ai le revolver à la main… Je tire sur n’importe qui, sur moi, par exemple…

» Puis je lâche…

» Qu’arrive-t-il ?… La pierre, qui pend au-dessus de l’eau, descend au fond du puits, entraînant la ficelle et le revolver attaché à l’autre bout…

» La police arrive, trouve un cadavre, mais pas la moindre trace d’arme… A quoi conclut-elle ?

— A un crime !

— Très bien !

Et Maigret n’eut pas besoin du briquet de son compagnon, alluma sa pipe avec des allumettes qu’il tira de sa poche.

Tout en ramassant les vêtements de Gallet, en homme soulagé d’en avoir fini avec un long travail, il prononça de sa voix la plus naturelle :

— Maintenant, allez me chercher le revolver.

— Mais… vous ne l’avez pas lâché… Vous l’avez à la main.

— Je veux dire : allez me chercher le revolver qui a tué Emile Gallet… Faites vite !…

Et il pendit le pantalon et le gilet à la patère, à côté de la jaquette lustrée aux coudes qui s’y trouvait déjà.

XI

Une affaire commerciale

Comme Maigret lui tournait le dos, Saint-Hilaire ne forçait plus l’expression de son visage et c’était un drôle de mélange qu’on pouvait voir, fait d’angoisse, de haine et, malgré tout, d’une certaine assurance.

— Qu’est-ce que vous attendez ?…

Il se décida à sortir, par la fenêtre, marcha vers la grille du chemin des orties, disparut dans le parc, si lentement que le commissaire, un peu inquiet, tendit l’oreille.

C’était l’heure où, vers le quai, on apercevait le halo lumineux de la terrasse et où couteaux et fourchettes cliquetaient, accompagnés en sourdine par le murmure des voix des pensionnaires.

Il y eut soudain des branches remuées de l’autre côté du mur. L’obscurité était si complète que Maigret devina à peine la silhouette de Saint-Hilaire au faîte de celui-ci.

Un craquement de branches encore. Un appel, à mi-voix :

— Voulez-vous le prendre ?…

Le commissaire haussa les épaules et ne bougea pas, si bien que son compagnon dut refaire le chemin en sens inverse.

Quand il pénétra dans la chambre, il commença par poser une arme sur la table. Il était calme. Son torse s’était redressé. Et il toucha le bras de Maigret d’un geste presque désinvolte, où il y avait pourtant une gaucherie imperceptible.

— Que diriez-vous de deux cent mille ?…

Il dut tousser. Il aurait voulu se montrer grand seigneur, très à son aise, et en même temps il se sentait rougir tandis que sa gorge s’obstruait.

— Hum !… Peut-être trois…

Hélas ! Quand Maigret le regarda, sans émotion, sans colère, avec à peine un tout petit filet d’ironie entre ses épaisses paupières, il perdit pied, recula, lança autour de lui un coup d’œil circulaire, comme pour se raccrocher à quelque chose.

La transformation fut rapide. Il parvint tout au plus à esquisser un sourire vulgaire, qui n’empêchait pas son visage d’être pourpre, ses prunelles de briller d’anxiété.

Il avait raté son rôle de grand seigneur. Il en essayait un autre, plus cynique, plus terre à terre.

— Tant pis pour vous !… D’ailleurs, j’étais bien naïf… Que pouvez-vous faire ?… Il y a prescription !…

Cela sonnait tout aussi faux, et jamais, sans doute, par contraste, Maigret n’avait donné une telle impression de puissance tranquille, confiante.

Il était énorme. Quand il passait sous l’ampoule électrique, il la frôlait de la tête et ses épaules suffisaient à remplir le rectangle de la fenêtre, comme les seigneurs du Moyen Age, aux manches bouffantes, touchent le cadre des tableaux anciens.

Il continuait à mettre de l’ordre dans la chambre, au ralenti.

— Car vous savez que je n’ai pas tué, n’est-ce pas ? s’enfiévra Saint-Hilaire.

Il tira son mouchoir de sa poche, se moucha bruyamment.

— Asseyez-vous !… lui dit Maigret.

— Je préfère rester debout…

— Asseyez-vous !

Il obéit comme un enfant peureux, au moment où le commissaire se retournait vers lui.

Il avait un regard fuyant, un visage défait d’homme qui se sent inférieur à son rôle et qui cherche à remonter le courant.

— Je suppose, grommela Maigret, qu’il n’est pas nécessaire que je fasse venir le contrôleur des contributions de Nevers, pour reconnaître son vieux camarade Emile Gallet ?…

» Oh ! je serais arrivé à la vérité sans lui… Cela aurait été plus long, voilà tout…

» Il y avait trop longtemps que je sentais que quelque chose grinçait dans cette histoire… N’essayez pas de comprendre !… Quand tous les indices matériels concourent à embrouiller les choses au lieu de les simplifier, c’est qu’ils sont faussés…

» Et tout, sans exception, était faussé dans cette affaire… Tout grinçait… Le coup de feu et le coup de couteau… La chambre sur la cour et le mur… L’ecchymose au poignet gauche et la clé perdue…

» Et même les trois coupables possibles !

» Mais surtout Gallet, qui sonnait faux aussi bien mort que vivant !

» Si le contrôleur n’avait pas parlé, j’étais décidé à remonter plus haut dans le passé de mon mort… Je serais allé jusqu’au lycée, où j’aurais appris la vérité… Au fait, vous n’avez pas dû rester longtemps au lycée de Nantes…

— Deux ans ! On m’a mis à la porte !

— Parbleu ! Vous jouiez au football !… Et sans doute couriez-vous les filles !… Vous sentez le grincement ?… Regardez cette photographie !… Mais regardez-la !… A l’âge où vous sautiez le mur du lycée pour aller retrouver vos petites amies, ce pauvre type-là surveillait son foie !…

» J’aurais mis du temps à recueillir des preuves… N’empêche que je savais le principal : mon homme, qui avait besoin tout de suite de vingt mille francs, n’était à Sancerre que pour vous les demander…

» Et vous le receviez deux fois !… Et, le soir, vous l’observiez par-dessus le mur !… Vous vous doutiez qu’il allait se tuer, pas vrai ? Peut-être même vous l’avait-il annoncé ?…

— Non !… Mais il m’avait paru fébrile… L’après-midi, il parlait d’une voix saccadée qui m’impressionnait…

— Vous lui avez refusé ses vingt mille francs ?

— Je ne pouvais plus faire autrement, car c’était sans cesse à recommencer… A la fin, je crois bien que j’aurais été de ma poche…

— C’est à Saigon, chez votre notaire, que vous avez appris qu’il allait hériter ?

— Oui ! Un drôle de client était venu trouver mon patron. Un vieux maniaque, qui vivait dans la brousse depuis plus de vingt ans et qui ne voyait pas un Blanc tous les trois ans… Il était miné par les fièvres et par l’abus de l’opium… J’ai assisté à la conversation…

» — Je ne vais pas tarder à crever ! a-t-il dit textuellement. Et je ne sais même pas si j’ai encore de la famille quelque part… Peut-être reste-t-il un Saint-Hilaire, mais j’en doute, car, lorsque j’ai quitté la France, le dernier était si miteux qu’il a dû mourir de consomption… S’il a un descendant et si vous mettez la main dessus, ce sera mon légataire universel…

— Or, vous aviez déjà l’idée de devenir riche d’un seul coup ! dit rêveusement Maigret.

Et, à travers l’homme de cinquante ans, suant, mal à l’aise, qu’il avait devant lui, il croyait voir le joyeux luron sans scrupule qui organisait une cérémonie grotesque pour s’approprier une jeune indigène.

— Continuez !

— J’aurais quand même dû revenir en France, à cause des femmes… J’avais un peu abusé, là-bas… Il y avait des maris, des frères et des pères qui m’en voulaient…

» J’ai eu l’idée de rechercher un Saint-Hilaire et cela n’a pas été facile… J’ai retrouvé la trace de Tiburce au lycée de Bourges… On m’a déclaré qu’on ignorait ce qu’il était devenu. J’ai su que c’était un jeune homme sombre, renfermé, qui n’avait jamais eu un ami à l’école…

— Parbleu ! ricana Maigret. Il n’avait pas un centime en poche ! Tout juste sa pension payée jusqu’à la fin de ses études…

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